…/ la critique est souvent perçue comme une entreprise
de démolition systématique de toutes les certitudes. Mais celle ou celui pour
qui l’Évangile est une vérité qui libère (Jn 8,10) peut ou doit faire l’hypothèse
inverse : la critique (c’est-à-dire, étymologiquement, une intelligence qui fait le tri entre ce qui est juste et faux,
intelligent et stupide, etc.) n’est-elle pas au
contraire plus évangélique qu’une docilité sans recul ? L’Évangile n’est-il pas
l’appel le plus radical à la critique en matière religieuse ? Après tout, la Parole de Dieu elle-même est
qualifiée de critique dans la fameuse envolée de l’Épître aux Hébreux 4,12 : « Elle est vivante,
la Parole de Dieu, énergique et plus tranchante qu’aucun glaive […], apte à
discerner (kritikos) les mouvements et les pensées du cœur ! »
En fait, le rabbi Jésus est bel et bien,
pour ses disciples d’hier comme d’aujourd’hui, le chantre de la Parole
critique. Il prend hardiment, et non sans risque, ses distances avec la Loi de
Moïse – du moins selon l’interprétation rigoriste, codifiée, « prédigérée »
qu’en faisaient certains esprits religieux de son temps ! Et quand il déclare
solennellement qu’il n’est « pas venu abolir mais accomplir la Loi et les
Prophètes » (Mt 5,17), il appelle clairement à faire le tri entre l’essentiel et l’accessoire, voire le
folklorique – autrement dit à mettre en œuvre une critique religieuse ! A contrario, ce sont leurs
erreurs de tri qu’il reproche aux pharisiens « qui payent la dîme de la menthe et du cumin
mais négligent la justice et l’amour de Dieu » (Lc 11,42) !
Ce n’est donc pas seulement pour la
conduite de leurs différends en matière juridique que Jésus lance à ses
disciples : « Pourquoi ne jugez-vous pas par vous-mêmes de ce qui est juste ? »
(Lc 12,57). En parlant ainsi, il ne leur conseille pas de faire l’économie des
honoraires d’avocat ! Il les invite à utiliser leur intelligence pour diriger
librement leur pensée et leur action.
Assurément, le christianisme a souvent
été utilisé comme le garant d’un système politique ou éducatif contraignant.
Mais il ne faut pas confondre une œuvre et ses contrefaçons ! Toutes les
démissions de la pensée et de la volonté personnelles ne sont pas autre chose
que des blasphèmes à l’égard de ce Dieu qui a créé l’homme « à son image et à
sa ressemblance » (Gn 1,26-27). Ainsi, chaque fois que l’on méprise l’homme,
chaque fois que l’on en fait une image mesquine, docile et décérébrée, on
méprise Dieu. Celui-ci ne souhaite pas avoir pour enfants des robots ou des
esclaves tremblants (Rm 8,15), mais des esprits libres et critiques, voire des
« libres penseurs » !
Cependant, si l’Évangile libère nos
esprits des aliénations « religieuses », il nous invite aussi à un « tri
sélectif » dans tous les domaines de l’activité humaine.
En matière de jugement moral, la
critique évangélique et libératrice se nomme discernement : « Je crois agir
ainsi chrétiennement, mais est-ce bien au nom de l’Évangile que je prends cette option, ou sous
l’influence insidieuse des mentalités ambiantes, de l’éducation que j’ai reçue,
etc. ? » Toutes choses qui me font considérer comme évident ce qui mériterait
amplement d’être critiqué.
Dans ce registre, je m’étonne – avec une
« vraie fausse » naïveté – qu’une certaine Église chrétienne (devinez laquelle
!) formule ses directives morales comme des théorèmes mathématiques : à
appliquer sans discussion toujours, partout, quelles que soient les
circonstances, par toutes et tous, sans exception envisageable. L’avortement,
la masturbation, le divorce, l’homosexualité, etc. sont à proscrire toujours, partout. Sur la longue liste de ces « péchés
mortels », les fidèles devraient en principe se déterminer non par eux-mêmes
(après une critique évangélique et personnelle de la décision à prendre) ; il
leur faudrait se contenter d’appliquer avec soumission la « loi de l’Église ».
Comme ces enfants (d’autrefois !) qui n’avaient pas à comprendre mais seulement
à obéir quand papa-maman leur disait que quelque chose était mal… ou bien !
C’est ce qu’en termes savants, on appelle l’hétéronomie morale : le fait qu’un autre (hétéros) fixe la loi (nomos) de votre action.
Bref, rencontré en lui-même et non à
travers le filtre épais des traditions ecclésiales, l’Évangile est un appel à
décider par soi-même de ce qui est juste, un appel à être autonome, à être tout
simplement soi-même.