Il nous fallait les Évangiles. Jésus n’a pas voulu être un saint extraordinaire. Il a été un saint ordinaire, le premier dans l’ordre, mais dans l’ordre.
Il a eu besoin de ses notaires et chroniqueurs.
Il a eu besoin des Évangiles et qu’il y eût les Évangiles comme Polyeucte a eu besoin de Corneille, comme saint Louis a eu besoin de Joinville, comme Jeanne d’Arc a eu besoin de ce malheureux pauvre clerc qui écrivait les demandes et les réponses. (Et quand je dis ce malheureux pauvre clerc je me place à notre point de vue, car c’était certainement un fort bon clerc, très considéré, et qui avait une bonne place ; c’était un fort bon clerc et fort bien appointé.)
En ceci aussi Jésus a voulu être un saint ordinaire,
Un homme, un saint comme les autres parmi les autres. Il a voulu avoir besoin de ses témoins, de ses martyrs, de ses notaires, des écrivains.
Il n’a point voulu être attesté, remémoré par un miracle constant. Par un miracle permanent. Il n’a point voulu faire appel à d’autres moyens que les moyens de l’homme et de l’histoire et de la mémoire de l’homme.
Il lui a fallu des écritures. Il a voulu avoir besoin des scribes et des huissiers, comme ses saints, et de tout l’appareil judiciaire et historique.
Il a voulu être la matière et l’objet d’un procès et même de deux, d’un procès au civil et d’un procès au religieux. D’un procès d’Église et d’un procès d’État.
Il a voulu être la matière et l’objet de l’exégète et de l’historien, la matière, l’objet, la victime de la critique historique. Il a voulu donner matière à l’exégète, à l’historien, au critique.
Il s’est livré à l’exégète, à l’historien, au critique comme il s’est livré aux soldats, aux autres juges, aux autres tourbes.
Il s’est livré à ceux qui portent des férules comme il s’était livré à ceux qui portaient des verges et des fouets. C’est la même tradition, c’est la même livraison.
Il s’est livré aux controverses comme il s’était livré aux autres injures. Et les historiens crient après lui mort et vivant comme les scribes et comme les greffiers criaient après lui présent et muet.
S’il s’était dérobé à la critique et à la controverse, s’il s’était soustrait à l’exégète, au critique, à l’historien, si son histoire avait été soustraite à l’historien, si sa mémoire n’était point entrée dans les conditions générales, dans les conditions organiques de la mémoire de l’homme, il n’eût point été un homme comme les autres. Et l’incarnation n’eût point été intégrale et loyale. Et il faut toujours en revenir là.
Pour que l’incarnation fût pleine et entière, pour qu’elle fût loyale, pour qu’elle ne fût ni restreinte ni frauduleuse il fallait que son histoire fût une histoire d’homme, soumise à l’historien, et que sa mémoire fût une mémoire d’homme, humainement, défectueusement conservée. En un mot, il fallait que son histoire même et que sa mémoire fût incarnée.
Il fallait que sa mémoire et son histoire fût querellée. Qu’elle fût livrée au même vulgaire. C’est la même exposition, de la même victime aux mêmes bourreaux. […]
Pour que Jésus fût homme, il fallait que sa mémoire même et que son histoire fût la matière et l’objet non pas d’un miracle mais d’un procès permanent.
Il fallait qu’il survécût comme il avait vécu. Et il fallait qu’il survécût comme il était mort. Et il fallait qu’il fût temporellement éternel comme il avait vécu et comme il était mort.
Charles Péguy