Au moment du Concile Vatican II,
Karl Barth écrivait au Père Yves
Congar : "Comment pouvez-vous accorder une telle importance à
l'eucharistie, alors que dans le Nouveau Testament elle occupe si peu de
place ?" Deux remarques montrent la pertinence de cette question de
Barth, qui, au premier abord, peut étonner.
- Si on
compare les divers récits du jeudi saint que l'on trouve dans le Nouveau
Testament (il y en a quatre), l'ordre de répétition "faites ceci en
mémoire de moi" qui institue le rite, n'est rapporté ou raconté ni
par Matthieu, ni par Marc, ni par les manuscrits les plus anciens de
Luc, et encore moins par Jean qui ne dit pas un mot d'un partage et
d'une distribution de pain et de vin au cours du dernier repas de Jésus
avec ses disciples avant la crucifixion (à la place, il relate le
lavement des pieds). Seul Paul, dans la première épître aux Corinthiens,
insiste sur cet ordre. Ce constat amène à douter de l'historicité de cet
ordre de répétition attribué à Jésus. En tout cas, il indique qu'une
partie des écrivains canoniques et de l'Église primitive n'a pas
considéré comme très importante la célébration de la Cène. Ils n'ont pas
jugé qu'elle faisait nécessairement partie du message qu'ils avaient à
transmettre. Ce silence ne doit pas nous détourner de partager le pain
et le vin ; il ne disqualifie pas ni n'autorise à écarter le récit de
Paul. Par contre, il devrait nous empêcher d'accorder une valeur
excessive à la Cène ; il fonctionne un peu comme un garde-fou contre une
hypertrophie sacramentelle.
- L'un
des problèmes que rencontre l'interprétation du Nouveau Testament dans
ce domaine tient à la difficulté de distinguer la Cène des repas
communautaires, d'abord du groupe des disciples, ensuite de l'Église
primitive. Peut-être d'ailleurs, à l'origine se confondaient-ils… ; ce
qu'écrit Paul aux Corinthiens le suggère. Quoi qu'il en soit, ce n'est
plus du tout le cas aujourd'hui. Nos Cènes et nos eucharisties sont des
rites, des liturgies, qui n'évoquent que de manière fugitive et
lointaine tout ce qui se passe et s'échange autour d'une table amicale
ou familiale. Certainement nos Églises seraient plus proches des
pratiques des premiers chrétiens en organisant un repas paroissial après
chaque culte plutôt qu'une Cène dominicale. Chaque fois qu'on mentionne
dans le Nouveau Testament un repas avec bénédiction et fraction de pain,
ce qui correspond d'ailleurs aux coutumes de la piété juive, il ne
s'agit pas forcément d'une Cène telle que nous l'entendons, d'un moment
cultuel spécial, d'un sacrement.
Il me semble donc que le Nouveau Testament conforte cette volonté de
n'en faire ni trop, ni trop peu. L'être humain a besoin de rites, de
cérémonies. On ne doit pas l'en priver, mais toujours lui rappeler leur
caractère secondaire, accessoire, et ne pas faire d'un moyen pédagogique
un acte magique. Je ne cache pas combien me mettent mal à l'aise
certains propos que j'entends parfois dans les textes introductifs à la
Cène. Quand on me dit que le pain et le vin deviennent ou portent le
corps du Christ, quand on m'affirme qu'ils répètent le sacrifice du
Christ, il m'arrive de m'en abstenir, par protestation, et je ne suis
pas le seul. Par contre, quand on en parle comme d'un signe qui me
rappelle la présence et l'action du Christ dans ma vie, qui évoque ce
qu'il a fait autrefois, ce qu'il continue de faire aujourd'hui et ce
qu'il fera demain, alors je la prends avec joie et avec profit, car elle
prend alors son juste sens, et qu'on a su n'en faire ni trop ni trop
peu.
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(Tous
les propos qui sont de la plume même de l'auteur sont en italique).
André Gounelle, protestant d'origine
cévenole, occupa divers postes d'aumônerie et pastoraux, avant d'être nommé
professeur à la Faculté de Théologie Protestante de Montpellier, jusqu'à sa
retraite. Parmi ses nombreux ouvrages, on recommande la lecture de son "
Parler du Christ", paru chez Van Dieren (Paris) en 2003.
Karl Barth : théologien protestant (1886 –
1968), incontournable dans l'histoire de la théologie chrétienne du 20ème
siècle. Il fut observateur au Concile Vatican II.
Yves Congar : théologien catholique
français, dominicain, dont l'œuvre courageuse, rigoureuse et novatrice,
touchant en particulier l'Ecclésiologie, marqua profondément l'avant-concile
et le concile Vatican II où il fut expert. Très malade et très éprouvé par
des persécutions vaticanes, il fut finalement réhabilité et fait cardinal peu
avant sa mort.
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