mercredi 10 décembre 2014

La Cène : ni trop, ni trop peu.


D'après un texte de André Gounelle  ainsi intitulé
présenté et commenté par Alain Dupuis.


Au moment du Concile Vatican II, Karl Barth  écrivait au Père Yves Congar : "Comment pouvez-vous accorder une telle importance à l'eucharistie, alors que dans le Nouveau Testament elle occupe si peu de place ?" Deux remarques montrent la pertinence de cette question de Barth, qui, au premier abord, peut étonner.
  1. Si on compare les divers récits du jeudi saint que l'on trouve dans le Nouveau Testament (il y en a quatre), l'ordre de répétition "faites ceci en mémoire de moi" qui institue le rite, n'est rapporté ou raconté ni par Matthieu, ni par Marc, ni par les manuscrits les plus anciens de Luc, et encore moins par Jean qui ne dit pas un mot d'un partage et d'une distribution de pain et de vin au cours du dernier repas de Jésus avec ses disciples avant la crucifixion (à la place, il relate le lavement des pieds). Seul Paul, dans la première épître aux Corinthiens, insiste sur cet ordre. Ce constat amène à douter de l'historicité de cet ordre de répétition attribué à Jésus. En tout cas, il indique qu'une partie des écrivains canoniques et de l'Église primitive n'a pas considéré comme très importante la célébration de la Cène. Ils n'ont pas jugé qu'elle faisait nécessairement partie du message qu'ils avaient à transmettre. Ce silence ne doit pas nous détourner de partager le pain et le vin ; il ne disqualifie pas ni n'autorise à écarter le récit de Paul. Par contre, il devrait nous empêcher d'accorder une valeur excessive à la Cène ; il fonctionne un peu comme un garde-fou contre une hypertrophie sacramentelle.
  2. L'un des problèmes que rencontre l'interprétation du Nouveau Testament dans ce domaine tient à la difficulté de distinguer la Cène des repas communautaires, d'abord du groupe des disciples, ensuite de l'Église primitive. Peut-être d'ailleurs, à l'origine se confondaient-ils… ; ce qu'écrit Paul aux Corinthiens le suggère. Quoi qu'il en soit, ce n'est plus du tout le cas aujourd'hui. Nos Cènes et nos eucharisties sont des rites, des liturgies, qui n'évoquent que de manière fugitive et lointaine tout ce qui se passe et s'échange autour d'une table amicale ou familiale. Certainement nos Églises seraient plus proches des pratiques des premiers chrétiens en organisant un repas paroissial après chaque culte plutôt qu'une Cène dominicale. Chaque fois qu'on mentionne dans le Nouveau Testament un repas avec bénédiction et fraction de pain, ce qui correspond d'ailleurs aux coutumes de la piété juive, il ne s'agit pas forcément d'une Cène telle que nous l'entendons, d'un moment cultuel spécial, d'un sacrement.
    Il me semble donc que le Nouveau Testament conforte cette volonté de n'en faire ni trop, ni trop peu. L'être humain a besoin de rites, de cérémonies. On ne doit pas l'en priver, mais toujours lui rappeler leur caractère secondaire, accessoire, et ne pas faire d'un moyen pédagogique un acte magique. Je ne cache pas combien me mettent mal à l'aise certains propos que j'entends parfois dans les textes introductifs à la Cène. Quand on me dit que le pain et le vin deviennent ou portent le corps du Christ, quand on m'affirme qu'ils répètent le sacrifice du Christ, il m'arrive de m'en abstenir, par protestation, et je ne suis pas le seul. Par contre, quand on en parle comme d'un signe qui me rappelle la présence et l'action du Christ dans ma vie, qui évoque ce qu'il a fait autrefois, ce qu'il continue de faire aujourd'hui et ce qu'il fera demain, alors je la prends avec joie et avec profit, car elle prend alors son juste sens, et qu'on a su n'en faire ni trop ni trop peu.

André Gounelle

(Tous les propos qui sont de la plume même de l'auteur sont en italique).
      André Gounelle, protestant d'origine cévenole, occupa divers postes d'aumônerie et pastoraux, avant d'être nommé professeur à la Faculté de Théologie Protestante de Montpellier, jusqu'à sa retraite. Parmi ses nombreux ouvrages, on recommande la lecture de son " Parler du Christ", paru chez Van Dieren (Paris) en 2003.
      Karl Barth : théologien protestant (1886 – 1968), incontournable dans l'histoire de la théologie chrétienne du 20ème siècle. Il fut observateur au Concile Vatican II.
     Yves Congar : théologien catholique français, dominicain, dont l'œuvre courageuse, rigoureuse et novatrice, touchant en particulier l'Ecclésiologie, marqua profondément l'avant-concile et le concile Vatican II où il fut expert. Très malade et très éprouvé par des persécutions vaticanes, il fut finalement réhabilité et fait cardinal peu avant sa mort.

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