Joxe Arregi
Publié dans HLM n°122 (12/2010)
Publié dans HLM n°122 (12/2010)
Joxe Arregi est un théologien basque de l’université de Deusto et un religieux franciscain de 58 ans du monastère de Arantzazu. Très critiqué par la Conférence épiscopale espagnole et en particulier par le nouvel évêque ultraconservateur de San Sebastian qui lui a imposé le silence depuis quelques mois, Joxe Arregi vient de décider de quitter son ordre et son ministère « pour permettre aux franciscains et à moi-même de vivre enfin en paix ». Comme à beaucoup d’autres théologiens dans le monde hispanique, ce qu’on lui reproche est de contester l’univocité de l’expression de la foi chrétienne, autrement dit son appel au pluralisme des expressions. Même sa modestie et sa discrétion habituelles ne suffisaient plus à ses supérieurs…Voici sa dernière prise de position bien en phase avec ce qui lui arrive ! (P.C.)
« En cette fête de saint François, notre ami José Arregi nous offre cette réflexion savoureuse qui rappelle en finale l’exemple du “poverello” d’Assise : il ne voulait entre ses frères aucune division basée sur les vœux ou sur l’ordination. 4 octobre 2010. »
J’allais intituler cet article : “Je suis un laïc”. Maintenant que, pour des raisons d’interprétations doctrinales qui n’auraient jamais dû nous mener jusqu’ici, j’ai entamé le double processus d’exclaustration (abandon de la “vie religieuse”) et de sécularisation (abandon du sacerdoce), je voulais commencer mon nouvel état de vie en disant : “Je suis honoré d'être un laïc par la grâce de Dieu. Je me réjouis d’être l’un d’entre vous, l’immense majorité de l’Église”.
Mais je dois immédiatement me corriger. Laïc ? Non, je ne suis pas réellement un laïc ni ne veux l’être, parce que ce terme n’a de sens que par opposition au clergé et signifie toujours qu’on est en situation de perdant. Je ne suis pas laïc ni ne veux l’être, parce que ce nom a été inventé par les clercs – personne ne s’en étonnera : les puissants ont toujours imposé leur langage. Je ne veux pas être laïc, comme si on disait “chrétien inférieur et de deuxième classe, chrétien subalterne”.
Le Droit Canonique en vigueur donne une définition étrange du terme : le “laïc” est celui qui n’est ni clerc ordonné ni religieux ayant prononcé des vœux. Il ne désigne pas ce qui existe, mais ce qui n’existe pas. Le laïc est celui qui, par définition canonique, n’a pas dans l’Église d’identité et de fonction, parce qu’il en est privé. Le laïc, c’est celui qui n’a pas prononcé les trois vœux canoniques de pauvreté, obéissance et chasteté, bien qu’il soit presque sûr qu’il devra vivre ces vœux, et bien d’autres, et plus encore que les religieux installés dans leur “état de perfection”. Le laïc, c’est celui qui ne peut pas présider à la fraction du pain, le repas de Jésus, le mémorial de la vie. Le laïc, c’est celui qui ne peut pas dire au nom de Jésus de manière efficace : “Frère, sœur, ne sois pas triste, parce que tu es pardonné, et tu le seras toujours. Personne ne te condamne, ne condamne personne. Va en paix, vis en paix”. Le laïc, c’est celui qui ne peut pas dire à un couple amoureux : “Je bénis votre amour. Tant qu’il durera, votre amour est sacrement de Dieu”. Le laïc, c’est celui qui n’a dans l’Église aucun pouvoir parce qu’on le lui a volé. Ceux qui se sont approprié tous les pouvoirs s’appellent des clercs, c’est-à-dire, “ceux qui sont élus”. Ils étaient choisis par la communauté, mais ils se sont ensuite choisis eux-mêmes et ont dit : “Nous sommes les élus de Dieu”.
Je ne suis pas laïc ni ne veux l’être, parce que je ne crois pas en une Église tripartite faite de religieux, de clercs et de laïcs, composée de chrétiens qui ont un certain rang et de chrétiens ordinaires, d’une classe dirigeante et d’une masse dirigée. Jésus n’a pas institué de classes, mais il les a toutes annulées. Et quiconque connaît quelque chose du Jésus historique ne pourra pas dire des “Douze” – qui ont été ensuite appelés les apôtres – que Jésus les a institués comme maîtres, et moins encore comme une classe dirigeante avec droit de succession. Tout au plus, et en bon juif qu’il était, il les a désignés comme l’image de l’Israël idéal des douze tribus, du peuple rassemblé de tous les exils, du peuple fraternel, libéré de tous les maîtres. (Et, en outre, que dire des “soixante-douze” que Jésus a aussi choisis et qu’il a envoyés pour annoncer qu’un autre monde est possible ? Comment se fait-il qu’ils n’aient pas eu de successeurs ? Cela a bien dû intéresser quelqu’un qu’ils n’en aient pas, peut-être pour que le pouvoir ne soit pas partagé). Jésus n’était pas prêtre, mais ce n’est pas pour autant qu’il a été considéré comme laïc et personne ne l’a appelé de ce nom. C’est un terme trompeur.
Il y a vingt ans que je vois les choses ainsi et que je le dis. Pourquoi donc n’ai-je pas abandonné plus tôt les vœux et le sacerdoce ? Simplement parce que j’étais assez heureux avec ce que je vivais et faisais, et je pensais que rien d’important ne change à cause de quelques vœux de plus ou quelques règles de moins. Et maintenant que, à cause des circonstances, j’abandonne les voeux et le sacerdoce, je continue à penser la même chose : que “laïc” est un terme clérical et que, dans l’Église de Jésus, il faut cesser de parler de clercs et de laïcs, c’est-à-dire qu’il faut dépasser radicalement le cléricalisme.
Parler de clercs et de laïcs dans l’Église est une tricherie par rapport au Nouveau Testament, parce que ces termes ne sont pas utilisés une seule fois, ni dans les évangiles, ni dans les lettres de Paul, ni dans aucun autre écrit du Nouveau Testament. On utilise bien le terme grec “laos” (peuple), d’où vient “laïc”, mais le “laos” désigne toute l’Église, non une prétendue “base ecclésiale” informe et inculte. C’est l’Église toute entière que le Nouveau Testament appelle “peuple de Dieu” (1 P 2,9-10), et tous les croyants qu’il appelle “temple de Dieu” (1 P 2,5 ; 1 Co 3,16), “prêtres saints” (1 P 2,5), “élus” et surtout, “frères”. Tous nous sommes le peuple, le temple, les prêtres, les élus, les frères ; nous le sommes sans aucune autre distinction que l’histoire mystérieuse de chacun avec ses dons et ses blessures.
Parler de clercs et de laïcs est aussi une supercherie par rapport aux premiers siècles de l’Église, car ces termes ne figurent pas dans la littérature chrétienne jusqu’au 3e siècle. Pendant les deux premiers siècles, il n’y a pas eu de “laïcs” dans l’Église, parce qu’il n’existait pas encore de “clergé”. L’Église s’est donc sacerdotalisée, s’est cléricalisée, et c’est ainsi qu’est apparu le laïcat, qui n’est rien d’autre que les restes de ce que le clergé a emporté. Il n’y aurait jamais eu de laïcs dans l’Église s’il n’y avait pas eu d’abord des clercs.
Plus près de nous encore, parler de clercs et de laïcs est une escroquerie au projet tracé par le Concile Vatican II qui, dans la Constitution Lumen Gentium, a inversé l’ordre traditionnel et a traité d’abord de l’Église comme peuple de Dieu et ensuite des ministères hiérarchiques. D’abord le peuple, ensuite les fonctions que le peuple considère comme opportunes. Les évêques, prêtres et diacres n’auraient jamais dû être constitués en “hiérarchie” (pouvoir sacré) ; ce ne sont que des fonctions qui viennent de la communauté et elles doivent être régies par elle. Ils ne représentent Dieu que s’ils représentent l’Église et non l’inverse.
Parler de clercs et de laïcs est, en définitive, une fraude envers Jésus, parce qu’il a rompu avec la logique et les mécanismes de ceux qui avaient trouvé refuge dans la Loi et le Temple et s’étaient érigés eux-mêmes comme propriétaires absolus de la vérité et du bien. Jésus leur dit : “Dieu ne veut pas cela. Dieu veut que nous réparions les blessures et que nous soyons frères”. Et c’est pour cela qu’ils l’ont condamné.
Douze siècles plus tard est arrivé François, qui n’a jamais dit un mot contre l’ordre clérical ni n’a voulu le critiquer, mais qui pour une autre puissante raison, en plus de son humilité, a refusé d’être clerc et, avec la douceur et la fermeté qui le caractérisaient, a empêché autant qu’il a pu que se reproduise dans sa fraternité la division entre clercs et laïcs. Et, quand il n’a plus pu l’empêcher, son corps et son âme ont été blessés et il est mort à 45 ans.
Un jour qu’il était descendu avec quelques frères dans un pauvre petit ermitage, ils reçurent la visite d’une dame importante qui leur a demandé de lui montrer la chapelle, la salle capitulaire, le réfectoire et le cloître. François et ses frères l’ont emmenée sur une colline proche et lui ont montré toute la surface de la terre qu’ils pouvaient apercevoir et ils lui ont dit : “Voici notre cloître, Madame”. Comme pour dire : “Nous ne voulons être ni des moines ni des religieux ni des ermites, ni des clercs ni des laïcs. C’est autre chose, Madame. Nous voulons vivre comme Jésus”.
Joxe ARREGI
(traduit[1] de l’espagnol par P. Collet)
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