lundi 11 novembre 2013

INTERVIEW DU PAPE FRANCOIS aux revues culturelles jésuites.


Interview réalisée par le P. Antonio Spadaro, sj, pour la revue 
«  Études – 14, rue d’Assas – 75006 Paris – Octobre 2013 – www.revue-etudes.com »

Ce texte  de trente pages d’une grande densité mérite d’être soigneusement étudié. Pour en faciliter l’abord, notre ami Gilles Lacroix en fait un résumé à partager :



1 Qui est Jorge Mario Bergoglio ?

« Je suis un pécheur, c’est la définition la plus juste; ce n’est pas une manière de parler, un genre littéraire; je suis un pécheur. »
Je suis un peu rusé, je suis manœuvrier, un peu ingénu, regardé par le Seigneur.
Ma devise : « Miserando atque eligendo » (me regardant avec miséricorde, il m’a choisi.).
« Je ne connais pas Rome je connais Ste Marie Majeure, St Pierre, St louis des Français et son tableau du Caravage ; ce doigt de Jésus vers Matthieu » et Matthieu qui semble dire : « Non, pas moi » (ne me choisis pas).  Lorsque j’ai accepté le pontificat, j’ai dit : " je suis pécheur, mais, par la miséricorde et l’infinie patience de Notre Seigneur Jésus Christ, je suis confiant et j’accepte en esprit de pénitence".

2 Pourquoi est-il devenu jésuite ?

« Parce que le séminaire était confié aux jésuites », et « frappé dans la compagnie par le caractère missionnaire, la communauté, la discipline, i.e. la manière d’ordonner le temps. La communauté est pour moi fondamentale. C’est pourquoi je suis à Ste Marthe (et pas dans les appartements pontificaux)…J’ai besoin de vivre ma vie avec les autres. »

3. Que signifie être pape pour un jésuite ?

De la spiritualité ignacienne, ce qui me sert le mieux c’est le discernement, moyen de mieux connaître le Seigneur et le suivre de plus près. Etre magnanime, « valoriser les petites choses à l’intérieur des grands horizons, ceux du Royaume de Dieu…sentir les choses de Dieu à partir de son point de vue…prenant en compte les circonstances de lieu de temps ainsi que les personnes » comme Jean XXIII.
« On peut avoir de grands projets et les réaliser en agissant sur des choses minimes. St Paul le dit dans la Première lettre aux Corinthiens. » Il y faut du temps, aussi parfois de la rapidité. Il faut regarder les signes en présence du Seigneur, « étant attentif aux personnes spécialement les pauvres », c’est ce qui me fait faire « mes choix, même ceux de la vie quotidienne…et me guide dans ma manière de gouverner. »
Le discernement évite l’improvisation ; il est sagesse, fait trouver les moyens les plus opportuns.

4. La Compagnie de Jésus.

Elle est centrée sur le Christ et son Eglise, ce qui lui permet de vivre en périphérie, de nous porter hors de nous-mêmes et d’être toujours nous-mêmes grâce à l’aide de la structure communautaire.
« Le jésuite doit être une personne à la pensée incomplète, à la pensée ouverte »
Il ne faut pas que les règles priment sur l’esprit.
« Mettant le Christ au centre,… la compagnie peut être en recherche, créative, généreuse… contemplative » tout en agissant pour l’Eglise : « Peuple de Dieu… et hiérarchie » même « quand on vit des incompréhensions…des calomnies. » J’ai vécu cela un temps, mais nous avions alors un supérieur général, « le père Arrupe, un homme de prière…qui a pris les bonnes décisions. »



5. Le modèle : Pierre Favre, « un prêtre réformé ».

Un prêtre qui a marqué le pape François c’est Pierre Favre (1506-1546), dialoguant avec tous, de piété simple, de disponibilité immédiate, son discernement intérieur attentif, le fait d’être un homme de grandes et fortes décisions, capable en même temps d’être si doux. »
Le pape revient sur le fondateur ; St Ignace, « un mystique », pas un ascète…ses « Exercices spirituels » (méthode d’approfondissement de vie spirituelle) peuvent être parfaitement faits dans la vie courante et en dehors du silence. »

6. L’expérience du gouvernement.

Supérieur provincial (en charge des jésuites de toute l’Argentine) « ma manière de gouverner comportait beaucoup de défauts….j’étais très jeune, j’avais 36 ans… Ma manière autoritaire et rapide de prendre des décisions m’a conduit à avoir de sérieux problèmes… Je n’ai jamais été conservateur… Quand je confie une tâche à une personne, je me fie totalement à elle. »
Comme archevêque de Buenos Aires, je réunissais tous les quinze jours les six évêques auxiliaires, et plusieurs fois par an, le Conseil presbytéral. Les questions étaient posées, un espace de discussion était ouvert…Les Consistoires, les Synodes sont des lieux importants pour rendre vraie et active cette consultation …La consulte des huit cardinaux, fruit de la volonté des cardinaux…je veux que ce soit une consultation réelle et non pas formelle. »

7. « Sentir avec l’Eglise »

« L’image de l’Eglise qui me plaît est celle du peuple de Dieu saint et fidèle. (un peuple : multiplicité et unité). Dieu sauve un peuple et dans ce peuple, chacun de nous relié dans la trame complexe des relations interpersonnelles qui se réalisent dans la communauté humaine  Je suis au milieu de ce peuple. »

Quand ce peuple : personnes, évêques, pape, dialogue loyalement, alors il est assisté par l’Esprit Saint. Les théologiens y ont toute leur place, dans le domaine du « savoir » ; mais c’est le peuple qui a la sienne dans le domaine du « sentir.» C’est l’ensemble qui reçoit, de l’Esprit Saint, ce qu’on appelle l’infaillibilité.
Il faut aussi à l’Eglise beaucoup de patience « Je vois la sainteté du peuple de Dieu dans sa patience » c’est-à-dire cette « constance d’aller de l’avant, jour après jour. C’est la sainteté de l’Eglise militante. »
« Cette Eglise c’est la maison de tous, pas une petite chapelle qui peut contenir seulement un petit groupe de personnes choisies…Quand je me rends compte de comportements négatifs des ministres de l’Eglise, de personnes consacrées, hommes ou femmes, la première chose qui me vient  à l’esprit c’est : voici un célibataire endurci ou voici une vielle fille. »
Etre attentif aux cas particuliers comme ce jeune homme qui m’a écrit et à qui j’ai répondu par téléphone.

8. Eglises jeunes et églises anciennes.

« Les jeunes Eglises développent une synthèse de foi, de culture et de vie en devenir, et donc différente de celles développée par les Eglises plus anciennes…Elles construisent le futur, mais les une avec leur force et les autres avec leur sagesse. »

9. L’Eglise, Un hôpital de campagne ?

« Je vois avec clarté que la chose dont a le plus besoin l’Eglise d’aujourd’hui c’est la capacité de soigner les blessures et de réchauffer le cœur des fidèles, la proximité, la convivialité. Je vois l’Eglise comme un hôpital de campagne après une bataille. »
Les ministres de l’Eglise doivent être gens de  compréhension.
Quand ils reçoivent « ni trop rapide ni trop laxistes. Aucune des deux attitudes ne convient parce qu’aucune ne fait vraiment cas de la personne » Il faut accompagner, soigner, comme le bon Samaritain.
« Le confessionnal n’est pas une salle de torture mais le lieu  de la miséricorde…Je pense à cette femme qui avait subi l’échec de son mariage durant lequel elle avait avorté ; elle s’est ensuite mariée et elle vit  à présent sereine avec cinq enfants…Elle aimerait aller plus loin dans la vie chrétienne : que fait le confesseur ? »
« Les homosexuels sont actuellement des « blessés sociaux »parce qu’ils se ressentent depuis toujours condamnés par l’Eglise. Mais ce n’est pas ce que veut l’Eglise…Je ne suis personne pour les juger…Dieu, quand il  regarde une personne homosexuelle, en approuve-t-il l’existence avec affection ou la repousse-t-il en la condamnant ? …L’ingérence spirituelle dans la vie des personnes n’est pas possible. »
« Les enseignements, tant dogmatiques  que moraux, ne sont pas tous équivalents. »
« Le peuple de Dieu veut des pasteurs et pas des fonctionnaires…les évêques particulièrement doivent soutenir…accompagner le troupeau qui a le flair pour trouver de nouvelles voies. »
Tenir « les portes ouvertes » ne suffit pas, il faut « trouver de nouvelles routes…aller vers celui qui ne fréquente pas l’Eglise, qui s’en est allé ou qui est indifférent »
« Nous devons trouver un  nouvel équilibre autrement l’édifice moral de l’Eglise risque lui aussi de s’écrouler….L’annonce évangélique doit être plus simple, profonde, irradiante. C’est à partir de cette annonce que viennent ensuite les conséquences morales. »
Et la prédication ! C’est « l’annonce de l’amour salvifique de Dieu qui est premier par rapport à l’obligation morale et religieuse. Aujourd’hui il semble parfois que prévaut l’ordre inverse. »
Celui qui prêche doit connaître le cœur de sa communauté pour chercher où le désir de Dieu est vivant et ardent. »

10. Le premier pape religieux depuis 182 ans.

Le religieux est, dans l’Eglise, un prophète : vivre à l’imitation de Jésus dans la ligne des vœux : pauvreté, obéissance au Père et chasteté qui soient épanouissante et pas mode de vie de vieux garçon et vieille fille. Le prophétisme du religieux a des choses à dire à la hiérarchie, sans peur…cela peut semer la pagaille : « la prophétie annonce l’esprit de l’Evangile »

11. Les dicastères romains, la synodalité, l’œcuménisme.

Les dicastères romains , (les différents ministères du Vatican), doivent laisser les évêques faire leur travail, leur apporter aide mais pas les censurer.
« On doit marcher ensemble : les gens, les évêques et le pape » : c’est la synodalité , harmonieuse à chaque niveau.
A ce sujet, aux premiers siècles, avant la rupture Orient-Occident, on a bénéficié de ces choses communes, semées par l’Esprit, tout en cheminant dans la différence. « Je veux poursuivre la réflexion sur la manière d’exercer le primat de Pierre. »
Sur la place des femmes dans l’Eglise.
« Il est nécessaire d’agrandir les espaces pour une présence féminine plus incisive dans l’Eglise…aussi là où s’exerce l’autorité ».




12. Le concile  Vatican II. (ici, tout le paragraphe)

« Vatican II fut une relecture de l’Evangile à la lumière de la culture contemporaine. Il a produit un mouvement de  rénovation qui vient simplement de l’Evangile lui-même. Les fruits sont considérables. Il suffit de rappeler la liturgie. Le travail de la réforme liturgique fut un service du peuple en tant que relecture de l’Evangile à partir d’une situation historique concrète. Il y a certes des lignes herméneutiques de continuité ou de discontinuité, pourtant une chose est claire: la manière de lire l’Evangile en l’actualisant, qui fut propre au Concile, est absolument irréversible. Il y a ensuite des questions particulières comme la liturgie selon le Vetus Ordo. Je pense que le choix du Pape Benoît fut prudentiel, lié à l’aide de personnes qui avaient cette sensibilité particulière. Ce qui est préoccupant, c’est le risque d’idéologisation du Vetus Ordo, son instrumentalisation. »

13. Chercher et trouver Dieu en toutes choses.

Dieu est dans le passé et dans le futur, mais nous le rencontrons dans le « concret » aujourd’hui. Se lamenter sur ce qui est  n’amène à l’intérieur de l’Eglise que conservatisme ou réaction de défense.
Puisque Dieu se manifeste dans le temps évolutif, ne restons pas figés dans nos « pouvoirs », bougeons.
Soyons attentifs aux évènements qui se vivent, même petits, découvrons-en les aspects positifs et on avancera dans la paix.

14. Certitudes et erreurs.

« Dans ce chercher et trouver Dieu en toutes choses, il reste toujours une zone d’incertitude. Elle doit exister. » Si elle n’existe pas c’est qu’on se trompe.
« St Augustin dit : chercher Dieu pour le trouver et le trouver pour le chercher encore. »
« Abraham part sans savoir où il va, guidé par la foi ». Dieu est toujours là, nous, en marchant nous le rencontrons et nous sommes toujours étonnés de le rencontrer. Encore faut-il que nous ayons ce discernement.
« Si le chrétien est légaliste ou cherche la restauration, s’il veut que tout soit clair et sûr, alors il ne trouvera rien. La tradition et la mémoire du passé doivent nous aider à avoir le courage d’ouvrir de nouveaux espaces à Dieu. Celui qui aujourd’hui ne cherche que des solutions disciplinaires qui tend de manière exagérée à la « sûreté » doctrinale, qui cherche obstinément à récupérer le passé perdu celui-là a une vision statique et non évolutive. De cette manière, la foi devient une idéologie parmi d’autres. Pour ma part, j’ai une certitude dogmatique : Dieu est dans la vie de chaque personne. Dieu est dans la vie de chacun…. Même si la vie d’une personne a été un désastre, détruite par les vices, la drogue ou autre chose, Dieu est dans sa vie. On peut et on doit Le chercher dans toute vie humaine. Même si la vie d’une personne est un terrain plein d’épines et de mauvaises herbes, c’est toujours un espace dans lequel la bonne graine peut pousser. Il faut se fier à Dieu. »

15. Devons-nous être optimistes ?

A « optimisme » le pape préfère « espérance », mot que l’on trouve chez St Paul, mot qui, bien compris, ne trompe pas. « L’espérance chrétienne est un cadeau de Dieu qui ne peut se réduire à l’optimisme…Dieu ne déçoit pas car il ne peut se renier lui-même. »

16. L’art et la créativité.

Dans ce paragraphe, le pape François indique ses préférences : littérature, peinture, musique, cinéma. « De manière générale, j’aime les artistes tragiques, particulièrement les plus classiques. »
Le pape revient sur ses années de professeur de littérature au lycée. Il avait le souci de faire le programme en l’adaptant aux intérêts des élèves, intérêts définis par leur évolution psychologique.
« Je n’aimais pas appliquer un programme rigide, mais bien savoir plus ou moins où je voulais arriver. C’est alors que j’ai commencé par les faire écrire »

17 Frontières et laboratoires.

Le travail des jésuites mais aussi de toute l’Eglise, le pape l’avait déjà résumé en trois mots  qu’il développe : dialogue, discernement, frontière.
Il explicite dans cet entretien le rôle de l’Eglise. Il y a « nécessité pour l’homme de culture d’être inséré dans le contexte dans lequel il travaille et sur lequel il réfléchit. »
« Dieu se révèle comme histoire, non pas comme une collection de vérités abstraites. Je crains le laboratoire car on y prend les problèmes et les transporte chez soi pour les domestiquer en dehors du contexte. Il ne faut pas transporter chez soi la frontière mais vivre sur la frontière. »
Une lettre du père Arrupe sur la pauvreté adressée aux Centres d’Investigation de d’Action Sociale : (CIAS), dit clairement qu’on ne peut pas parler de pauvreté si on ne l’expérimente pas par une insertion directe dans les lieux où elle se vit » Le faire est dangereux, d’où le discernement.

18. Comment l’homme se comprend lui-même.

Il en va du dépôt de la foi : ce qu’ont reçu et transmis les apôtres et les premiers disciples, comme du développement biologique de l’homme : « il croît et se consolide au fur et à mesure du temps qui passe. » On a évolué sur l’esclavage et la peine de mort, « Exégètes et théologiens aident l’Eglise à faire mûrir son propre jugement » et à se comprendre. Les autres sciences aussi l’aident.
La doctrine de l’Eglise n’est pas un monolithe : des préceptes secondaires font leur temps et tombent. En théologie comme dans l’art, l’homme évolue dans sa manière de se percevoir, « c’est nécessaire pour transmettre le message évangélique dans sa signification immuable. »
« L’homme est à la recherche de lui-même…il peut se tromper. L’Eglise a vécu des époques de gloire et des périodes de décadence de la pensée… Une expression de la pensée n’est pas valide lorsqu’elle perd de vue l’humain » La littérature en donne force images.
Pour développer et approfondir son enseignement, la pensée de l’Eglise doit retrouver son génie et comprendre toujours mieux comment l’homme s’appréhende aujourd’hui. »

19. Prier.

« Je prie l’office chaque matin, les psaumes, la messe, le rosaire, le soir, l’adoration… Je suis parfois distrait ou je sommeille, mais je prie aussi quand j’attends chez le dentiste. »  Me reviennent alors plein de souvenirs de mon histoire.  «  Je me demande : qu’ai-je fait, que fais-je, que dois-je faire pour le Christ ?...Par-dessus tout je sais que le Seigneur se souvient de moi. »
« C’est la mémoire qui me fait fils, et c’est elle aussi qui me fait père. »

* * * * * * *

Père Antonio Spadaro, s.j. : « Nous avons dialogué 6 heures réparties entre 3 rencontres les 19,23 et 29 août 2013. Nous passions sans rupture de l’italien à l’espagnol. »
L’interview, dans la revue « Etudes » comporte 30 pages que j’ai tenté de résumer pour ce qui me semble aujourd’hui, l’essentiel.
Gilles Lacroix Mont près Chambord 10.11.2013.

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