Interview réalisée par le P. Antonio Spadaro, sj, pour la revue
« Études – 14, rue d’Assas – 75006 Paris – Octobre 2013 – www.revue-etudes.com »
« Études – 14, rue d’Assas – 75006 Paris – Octobre 2013 – www.revue-etudes.com »
Ce texte de trente pages d’une grande densité mérite d’être
soigneusement étudié. Pour en faciliter l’abord, notre ami Gilles Lacroix en
fait un résumé à partager :
1 Qui est Jorge Mario
Bergoglio ?
« Je suis un pécheur,
c’est la définition la plus juste; ce n’est pas une manière de parler,
un genre littéraire; je suis un pécheur. »
Je suis un peu rusé, je suis
manœuvrier, un peu ingénu, regardé par le Seigneur.
Ma devise :
« Miserando atque eligendo » (me regardant avec miséricorde, il m’a
choisi.).
« Je ne connais pas Rome
je connais Ste Marie Majeure, St Pierre, St louis des Français et son tableau
du Caravage ; ce doigt de Jésus vers Matthieu » et Matthieu qui
semble dire : « Non, pas moi » (ne me choisis pas).
Lorsque j’ai accepté le pontificat, j’ai dit : " je suis
pécheur, mais, par la miséricorde et l’infinie patience de Notre Seigneur Jésus
Christ, je suis confiant et j’accepte en esprit de pénitence".
2 Pourquoi est-il devenu
jésuite ?
« Parce que le séminaire
était confié aux jésuites », et « frappé dans la compagnie par le
caractère missionnaire, la communauté, la discipline, i.e. la manière
d’ordonner le temps. La communauté est pour moi fondamentale. C’est pourquoi je
suis à Ste Marthe (et pas dans les appartements pontificaux)…J’ai besoin de
vivre ma vie avec les
autres. »
3. Que signifie être pape
pour un jésuite ?
De la spiritualité
ignacienne, ce qui me sert le mieux c’est le discernement, moyen de mieux
connaître le Seigneur et le suivre de plus près. Etre magnanime,
« valoriser les petites choses à l’intérieur des grands horizons, ceux du
Royaume de Dieu…sentir les choses de Dieu à partir de son point de vue…prenant
en compte les circonstances de lieu de temps ainsi que les personnes »
comme Jean XXIII.
« On peut avoir de
grands projets et les réaliser en agissant sur des choses minimes. St Paul le
dit dans la Première lettre aux Corinthiens. » Il y faut du temps, aussi
parfois de la rapidité.
Il faut regarder les signes en présence du Seigneur,
« étant attentif aux personnes spécialement les pauvres », c’est ce
qui me fait faire « mes choix, même ceux de la vie quotidienne…et me guide
dans ma manière de gouverner. »
Le discernement évite l’improvisation ; il est sagesse, fait trouver les moyens les plus opportuns.
Le discernement évite l’improvisation ; il est sagesse, fait trouver les moyens les plus opportuns.
4. La Compagnie de Jésus.
Elle est centrée sur le
Christ et son Eglise, ce qui lui permet de vivre en périphérie, de nous porter
hors de nous-mêmes et d’être toujours nous-mêmes grâce à l’aide de la structure
communautaire.
« Le jésuite doit être
une personne à la pensée incomplète, à la pensée ouverte »
Il ne faut pas que les règles
priment sur l’esprit.
« Mettant le Christ au
centre,… la compagnie peut être en recherche, créative, généreuse…
contemplative » tout en agissant pour l’Eglise : « Peuple de
Dieu… et hiérarchie » même « quand on vit des incompréhensions…des
calomnies. » J’ai vécu cela un temps, mais nous avions alors un supérieur
général, « le père Arrupe, un homme de prière…qui a pris les bonnes
décisions. »
5. Le modèle : Pierre
Favre, « un prêtre réformé ».
Un prêtre qui a marqué le
pape François c’est Pierre Favre (1506-1546), dialoguant avec tous, de piété
simple, de disponibilité immédiate, son discernement intérieur attentif, le
fait d’être un homme de grandes et fortes décisions, capable en même temps
d’être si doux. »
Le pape revient sur le
fondateur ; St Ignace, « un mystique », pas un ascète…ses
« Exercices spirituels » (méthode d’approfondissement de vie
spirituelle) peuvent être parfaitement faits dans la vie courante et en dehors
du silence. »
6. L’expérience du
gouvernement.
Supérieur provincial (en
charge des jésuites de toute l’Argentine) « ma manière de gouverner
comportait beaucoup de défauts….j’étais très jeune, j’avais 36 ans… Ma manière
autoritaire et rapide de prendre des décisions m’a conduit à avoir de sérieux
problèmes… Je n’ai jamais été conservateur… Quand je confie une tâche à une
personne, je me fie totalement à elle. »
Comme archevêque de Buenos
Aires, je réunissais tous les quinze jours les six évêques auxiliaires, et
plusieurs fois par an, le Conseil presbytéral. Les questions étaient posées, un
espace de discussion était ouvert…Les Consistoires, les Synodes sont des lieux
importants pour rendre vraie et active cette consultation …La consulte des huit
cardinaux, fruit de la volonté des cardinaux…je veux que ce soit une
consultation réelle et non pas formelle. »
7. « Sentir avec
l’Eglise »
« L’image de l’Eglise
qui me plaît est celle du peuple de Dieu saint et fidèle. (un peuple :
multiplicité et unité). Dieu sauve un peuple et dans ce peuple, chacun de nous
relié dans la trame complexe des relations interpersonnelles qui se réalisent
dans la communauté humaine Je suis au milieu de ce peuple. »
Quand ce peuple :
personnes, évêques, pape, dialogue loyalement, alors il est assisté par
l’Esprit Saint. Les théologiens y ont toute leur place, dans le domaine du
« savoir » ; mais c’est le peuple qui a la sienne dans le
domaine du « sentir.» C’est l’ensemble qui reçoit, de l’Esprit Saint, ce
qu’on appelle l’infaillibilité.
Il faut aussi à l’Eglise
beaucoup de patience « Je vois la sainteté du peuple de Dieu dans sa
patience » c’est-à-dire cette « constance d’aller de l’avant, jour
après jour. C’est la sainteté de l’Eglise militante. »
« Cette Eglise c’est la
maison de tous, pas une petite chapelle qui peut contenir seulement un petit
groupe de personnes choisies…Quand je me rends compte de comportements négatifs
des ministres de l’Eglise, de personnes consacrées, hommes ou femmes, la
première chose qui me vient à l’esprit c’est : voici un célibataire
endurci ou voici une vielle fille. »
Etre attentif aux cas
particuliers comme ce jeune homme qui m’a écrit et à qui j’ai répondu par
téléphone.
8. Eglises jeunes et églises
anciennes.
« Les jeunes Eglises
développent une synthèse de foi, de culture et de vie en devenir, et donc
différente de celles développée par les Eglises plus anciennes…Elles
construisent le futur, mais les une avec leur force et les autres avec leur
sagesse. »
9. L’Eglise, Un hôpital de
campagne ?
« Je vois avec clarté
que la chose dont a le plus besoin l’Eglise d’aujourd’hui c’est la capacité de
soigner les blessures et de réchauffer le cœur des fidèles, la proximité, la convivialité. Je
vois l’Eglise comme un hôpital de campagne après une bataille. »
Les ministres de l’Eglise
doivent être gens de compréhension.
Quand ils reçoivent « ni
trop rapide ni trop laxistes. Aucune des deux attitudes ne convient parce
qu’aucune ne fait vraiment cas de la personne » Il faut accompagner,
soigner, comme le bon Samaritain.
« Le confessionnal n’est
pas une salle de torture mais le lieu de la miséricorde…Je pense à cette
femme qui avait subi l’échec de son mariage durant lequel elle avait
avorté ; elle s’est ensuite mariée et elle vit à présent sereine
avec cinq enfants…Elle aimerait aller plus loin dans la vie chrétienne :
que fait le confesseur ? »
« Les homosexuels sont
actuellement des « blessés sociaux »parce qu’ils se ressentent depuis
toujours condamnés par l’Eglise. Mais ce n’est pas ce que veut l’Eglise…Je ne
suis personne pour les juger…Dieu, quand il regarde une personne
homosexuelle, en approuve-t-il l’existence avec affection ou la repousse-t-il
en la condamnant ? …L’ingérence spirituelle dans la vie des personnes
n’est pas possible. »
« Les enseignements,
tant dogmatiques que moraux, ne sont pas tous équivalents. »
« Le peuple de Dieu veut
des pasteurs et pas des fonctionnaires…les évêques particulièrement doivent
soutenir…accompagner le troupeau qui a le flair pour trouver de nouvelles
voies. »
Tenir « les portes
ouvertes » ne suffit pas, il faut « trouver de nouvelles routes…aller
vers celui qui ne fréquente pas l’Eglise, qui s’en est allé ou qui est
indifférent »
« Nous devons trouver
un nouvel équilibre autrement l’édifice moral de l’Eglise risque lui
aussi de s’écrouler….L’annonce évangélique doit être plus simple, profonde,
irradiante. C’est à partir de cette annonce que viennent ensuite les
conséquences morales. »
Et la prédication !
C’est « l’annonce de l’amour salvifique de Dieu qui est premier par
rapport à l’obligation morale et religieuse. Aujourd’hui il semble parfois que
prévaut l’ordre inverse. »
Celui qui prêche doit
connaître le cœur de sa communauté pour chercher où le désir de Dieu est vivant
et ardent. »
10. Le premier pape religieux
depuis 182 ans.
Le religieux est, dans
l’Eglise, un prophète : vivre à l’imitation de Jésus dans la ligne des
vœux : pauvreté, obéissance au Père et chasteté qui soient épanouissante
et pas mode de vie de vieux
garçon et vieille fille. Le prophétisme du religieux a des choses à dire à la
hiérarchie, sans peur…cela peut semer la pagaille : « la prophétie
annonce l’esprit de l’Evangile »
11. Les dicastères romains,
la synodalité, l’œcuménisme.
Les dicastères romains ,
(les différents ministères du Vatican), doivent laisser les évêques faire leur
travail, leur apporter aide mais pas les censurer.
« On doit marcher
ensemble : les gens, les évêques et le pape » : c’est la
synodalité , harmonieuse à chaque niveau.
A ce sujet, aux premiers
siècles, avant la
rupture Orient-Occident , on a bénéficié de ces choses
communes, semées par l’Esprit, tout en cheminant dans la différence. « Je
veux poursuivre la réflexion sur la manière d’exercer le primat de
Pierre. »
Sur la place des femmes dans
l’Eglise.
« Il est nécessaire
d’agrandir les espaces pour une présence féminine plus incisive dans
l’Eglise…aussi là où s’exerce l’autorité ».
12. Le concile Vatican
II. (ici, tout le paragraphe)
« Vatican II fut une
relecture de l’Evangile à la lumière de la culture contemporaine. Il a produit
un mouvement de rénovation qui vient simplement de l’Evangile lui-même.
Les fruits sont considérables. Il suffit de rappeler la liturgie. Le travail
de la réforme liturgique fut un service du peuple en tant que relecture de
l’Evangile à partir d’une situation historique concrète. Il y a certes des
lignes herméneutiques de continuité ou de discontinuité, pourtant une chose est
claire: la manière de lire l’Evangile en l’actualisant, qui fut propre au
Concile, est absolument irréversible. Il y a ensuite des questions
particulières comme la liturgie selon le Vetus Ordo. Je pense que le
choix du Pape Benoît fut prudentiel, lié à l’aide de personnes qui avaient
cette sensibilité particulière. Ce qui est préoccupant, c’est le risque
d’idéologisation du Vetus Ordo, son instrumentalisation. »
13. Chercher et trouver Dieu
en toutes choses.
Dieu est dans le passé et
dans le futur, mais nous le rencontrons dans le « concret »
aujourd’hui. Se lamenter sur ce qui est n’amène à l’intérieur de l’Eglise
que conservatisme ou réaction de défense.
Puisque Dieu se manifeste
dans le temps évolutif, ne restons pas figés dans nos « pouvoirs »,
bougeons.
Soyons attentifs aux
évènements qui se vivent, même petits, découvrons-en les aspects positifs et on
avancera dans la paix.
14. Certitudes et erreurs.
« Dans ce chercher et
trouver Dieu en toutes choses, il reste toujours une zone d’incertitude. Elle
doit exister. » Si elle n’existe pas c’est qu’on se trompe.
« St Augustin dit :
chercher Dieu pour le trouver et le trouver pour le chercher encore. »
« Abraham part sans
savoir où il va, guidé par la foi ». Dieu est toujours là, nous, en
marchant nous le rencontrons et nous sommes toujours étonnés de le rencontrer.
Encore faut-il que nous ayons ce discernement.
« Si le chrétien est
légaliste ou cherche la restauration, s’il veut que tout soit clair et sûr,
alors il ne trouvera rien. La tradition et la mémoire du passé doivent nous
aider à avoir le courage d’ouvrir de nouveaux espaces à Dieu. Celui qui
aujourd’hui ne cherche que des solutions disciplinaires qui tend de manière
exagérée à la « sûreté » doctrinale, qui cherche obstinément à
récupérer le passé perdu celui-là a une vision statique et non évolutive. De
cette manière, la foi devient une idéologie parmi d’autres. Pour ma part, j’ai
une certitude dogmatique : Dieu est dans la vie de chaque personne. Dieu
est dans la vie de chacun…. Même si la vie d’une personne a été un désastre,
détruite par les vices, la drogue ou autre chose, Dieu est dans sa vie. On peut
et on doit Le chercher dans toute vie humaine. Même si la vie d’une personne
est un terrain plein d’épines et de mauvaises herbes, c’est toujours un espace
dans lequel la bonne graine peut pousser. Il faut se fier à Dieu. »
15. Devons-nous être
optimistes ?
A « optimisme » le
pape préfère « espérance », mot que l’on trouve chez St Paul, mot
qui, bien compris, ne trompe pas. « L’espérance chrétienne est un cadeau
de Dieu qui ne peut se réduire à l’optimisme…Dieu ne déçoit pas car il ne peut
se renier lui-même. »
16. L’art et la créativité.
Dans ce paragraphe, le pape
François indique ses préférences : littérature, peinture, musique, cinéma.
« De manière générale, j’aime les artistes tragiques, particulièrement les
plus classiques. »
Le pape revient sur ses
années de professeur de littérature au lycée. Il avait le souci de faire le
programme en l’adaptant aux intérêts des élèves, intérêts définis par leur
évolution psychologique.
« Je n’aimais pas
appliquer un programme rigide, mais bien savoir plus ou moins où je voulais
arriver. C’est alors que j’ai commencé par les faire écrire »
17 Frontières et
laboratoires.
Le travail des jésuites mais
aussi de toute l’Eglise, le pape l’avait déjà résumé en trois mots qu’il
développe : dialogue, discernement, frontière.
Il explicite dans cet
entretien le rôle de l’Eglise. Il y a « nécessité pour l’homme de culture
d’être inséré dans le contexte dans lequel il travaille et sur lequel il
réfléchit. »
« Dieu se révèle comme
histoire, non pas comme une collection de vérités abstraites. Je crains le
laboratoire car on y prend les problèmes et les transporte chez soi pour les
domestiquer en dehors du contexte. Il ne faut pas transporter chez soi la
frontière mais vivre sur la frontière. »
Une lettre du père Arrupe sur
la pauvreté adressée aux Centres d’Investigation de d’Action Sociale :
(CIAS), dit clairement qu’on ne peut pas parler de pauvreté si on ne
l’expérimente pas par une insertion directe dans les lieux où elle se
vit » Le faire est dangereux, d’où le discernement.
18. Comment l’homme se
comprend lui-même.
Il en va du dépôt de la
foi : ce qu’ont reçu et transmis les apôtres et les premiers disciples,
comme du développement biologique de l’homme : « il croît et se consolide
au fur et à mesure du temps qui passe. » On a évolué sur l’esclavage et la
peine de mort, « Exégètes et théologiens aident l’Eglise à faire mûrir son
propre jugement » et à se comprendre. Les autres sciences aussi l’aident.
La doctrine de l’Eglise n’est
pas un monolithe : des préceptes secondaires font leur temps et tombent.
En théologie comme dans l’art, l’homme évolue dans sa manière de se percevoir,
« c’est nécessaire pour transmettre le message évangélique dans sa
signification immuable. »
« L’homme est à la
recherche de lui-même…il peut se tromper. L’Eglise a vécu des époques de gloire
et des périodes de décadence de la pensée… Une expression de la pensée
n’est pas valide lorsqu’elle perd de vue l’humain » La littérature en
donne force images.
Pour développer et
approfondir son enseignement, la pensée de l’Eglise doit retrouver son génie et
comprendre toujours mieux comment l’homme s’appréhende aujourd’hui. »
19. Prier.
« Je prie l’office
chaque matin, les psaumes, la messe, le rosaire, le soir, l’adoration… Je suis
parfois distrait ou je sommeille, mais je prie aussi quand j’attends chez le
dentiste. » Me reviennent alors plein de souvenirs de mon
histoire. « Je me demande : qu’ai-je fait, que fais-je, que
dois-je faire pour le Christ ?...Par-dessus tout je sais que le Seigneur
se souvient de moi. »
« C’est la mémoire qui
me fait fils, et c’est elle aussi qui me fait père. »
*
* * * * * *
Père Antonio Spadaro,
s.j. : « Nous avons dialogué 6 heures réparties entre 3 rencontres
les 19,23 et 29 août 2013. Nous passions sans rupture de l’italien à
l’espagnol. »
L’interview, dans la revue
« Etudes » comporte 30 pages que j’ai tenté de résumer pour ce qui me
semble aujourd’hui, l’essentiel.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Ce blog est le votre: exprimez-vous!